vendredi 17 juillet 2015

Quand il y a de la hyène...

Jean-Louis Hartenberger, éminent paléontologue, a récemment publié sur le Dinoblog un post intitulé Le rire de la hyène des cavernes, c'est du pipeau (comme quoi, le titre du présent post n'est pas si répréhensible). Il y fait écho d'un article publié par Cajus Diedrich dans le journal scientifique Royal Society Open Science intitulé ‘Neanderthal bone flutes’: simply products of Ice Age spotted hyena scavenging activities on cave bear cubs in European cave bear dens soit à peu près "Les flûtes en os néandertaliennes : seulement le produit des activités de charognage des hyènes tachetées de l'âge de glace sur des oursons des cavernes dans les tanières européennes des ours des cavernes". L'auteur aurait pu faire un titre plus court. Surtout, il aurait pu s'abstenir de publier un article si peu intéressant.

Pour résumer, à plusieurs reprises au cours du XXe siècle, des préhistoriens ont affirmé que des os d'ours percés, attribués à des périodes plus ou moins bien datées entre 30 000 et 40 000 ans, auraient été des flûtes. Les trous auraient été percés volontairement par des hommes. Aucun préhistorien sérieux n'a jamais pris ces affirmations pour argent comptant.

Le cas le plus célèbre est celui de la "flûte" de Divje Bab, en Slovénie, présentée en 1995. C'est d'ailleurs de celle-ci que traite essentiellement Cajus Diedrich dans son article. Le seul (mais important) problème est qu'il semble ne jamais l'avoir étudiée lui-même! Voilà donc un étrange article qui prétend se prononcer sur la nature de vestiges archéologiques sans les avoir analysés autrement que par photographies interposées.

Pour les lecteurs intéressés, le cas de la "flûte de Divje Bab" a été réglé dès 1998 par Francesco d'Errico, du CNRS, et plusieurs collègues dans un article d'Antiquity. Ces chercheurs ont analysé des os d'ours provenant de sites où aucune présence humaine n'est connue, et s'en sont servi comme échantillon de référence pour analyser les trous de l'os de Divje Bab, qu'ils ont observé très attentivement au microscope. Francesco d'Errico a confirmé son analyse dans un autre article, en 2003 : il n'y a AUCUNE raison de penser que ces trous n'ont pas été produits par un carnivore, probablement un ours des cavernes (d'autres chercheurs ont aussi publié dans ce sens à la même époque).

Cajus Diedrich, lui, ne donne aucune information quant à la façon dont il a étudié des os d'ours percés provenant de plusieurs grottes. Il renvoie en partie à des articles antérieurs qu'il a publiés. De façon étonnante, il n'évoque pas non plus le fait que certains trous auraient pu être formés non pas par mastication, mais au cours de la digestion des hyènes, qui régurgitent ensuite les os.

Bref, le titre de cet article est trompeur, et il ne contient pas les données pour discuter sérieusement du sujet qu'il prétend traiter. Mon hypothèse est que Cajus Diedrich a essayé de se faire de la publicité en enrobant de façon accrocheuse ses analyses d'os d'ours modifiés par l'intervention de hyènes. C'est beaucoup moins sexy que les flûtes.

Pour finir, je remarque que tous les articles publiés par Cajus Diedrich sont signés de lui seul. C'est assez rare dans le contexte actuel de la recherche. En allant voir sur le site Web qu'il indique en référence, je constate aussi qu'il a publié ces dernières années sur des sujets aussi divers que des empreintes de dinosaures, des vertébrés du Trias ou des environnements du Permien (là encore, assez souvent seul). Sa quantité de publication est d'ailleurs assez impressionnante. C'est un autre signe d'alerte quant au sérieux de ce "chercheur".



jeudi 2 juillet 2015

Numérisation des fossiles vs ADN ancien

J'ai passé une partie de mon après-midi d'hier, 1er juillet, dans l'amphithéâtre de la galerie d'anatomie comparée et de paléontologie du Muséum national d'histoire naturelle. Le lieu est désuet, mais Antoine Balzeau y présentait une synthèse de ses travaux en paléoanthropologie, afin d'obtenir son Habilitation à diriger les recherches, et il était question de nouvelles technologies, et d'éthique.

Je ne rapporterai pas ici la présentation d'Antoine Balzeau. Il me suffit de dire qu'il est co-responsable de la plateforme AST-RX (prononcez Asterix) au Muséum : accès scientifique à la tomographie à rayons X. Et que ses travaux reposent sur l'étude, à partir d'images numérisées obtenues par tomographie, justement, de crânes d'hominidés anciens et de grands singes. C'est l'une des étoiles montantes de l'anthropologie virtuelle : plus besoin d'étudier les fossiles directement, si l'on dispose de modèles numériques assez précis après un scanner aux rayons X (je résume, c'est quand même un peu plus compliqué que ça).

Il a ainsi étudié la structure crânienne des chimpanzés, des hommes modernes, des néandertaliens. Il s'est également intéressé à des caractères particuliers sur les quelques spécimens d'australopithèques connus. Il a aussi analysé certains aspects du crâne de l'homme de Florès, au statut si controversé (il a un article sous presse à ce sujet).

Au delà de toutes ces remarquables études (j'ai noté au passage quelques références sur lesquelles j'essaierai de revenir dans un avenir pas trop lointain), j'ai découvert une question éthique liée à ces travaux que je n'avais jamais perçue encore. C'est Jean-Jacques Hublin, de l'institut Max Planck de Leipzig, en Allemagne, membre du jury, qui l'a formulée explicitement.

Depuis quelques années, les paléogénéticiens parviennent à extraire et à analyser les séquences d'ADN contenues dans des ossements fossiles d'où l'on pensait que ce ne serait jamais possible. Pour ne donner qu'un exemple, une équipe dirigée par Eske Willerslev, du Museum d'histoire naturelle de Copenhague, au Danemark, a ces dernières semaines présenté l'ADN de l'homme de Kennewick, un américain daté de 8 500 ans, ce qu'une précédente analyse, il y a une dizaine d'années, n'avait pas réussi à faire. On peut espérer dans un avenir plus ou moins proche, séquencer l'ADN d'individus très anciens.

Or, si dans le même temps on soumet tous ces ossements anciens à des faisceaux de rayons X afin d'en obtenir des images numériques à très haute résolution, on risque de dégrader l'ADN fossile encore plus. Plus ou moins pour les mêmes raisons qu'il est déconseillé de passer trop de radios médicales. Cela compliquerait, voire rendrait impossible, la tâche des paléogénéticiens.

Il y a seulement dix ans, les conservateurs des collections paléontologiques recevaient avec beaucoup de méfiance les demandes des paléogénéticiens qui voulaient prélever quelques morceaux d'os sur les spécimens afin d'y rechercher de l'ADN. Quand on voit le trou réalisé dans le bras du Neandertal original pour la première analyse d'ADN de ce groupe humain en 1997, on les comprend. La plupart cèdent aujourd'hui plus facilement : les prélèvements sont plus restreints, et les résultats plus assurés. Ils étaient sans doute moins réticents vis-à-vis de la numérisation, qui leur laissait espérer une moindre manipulation des fossiles eux-mêmes (et donc une meilleure conservation de ceux-ci). Ils vont désormais devoir faire des choix plus difficiles.

Il n'y aura sans doute pas de solution unique retenue dans le monde entier. Mais il devient urgent de diffuser des bonnes pratiques (Jean-Jacques Hublin a mentionné la parution prochaine d'un article à ce sujet). Et de mettre tous les paléontologues, généticiens et anatomistes, autour d'une table pour qu'ils dépassent ensemble leurs points de vue particuliers.